Scénariste : Chantal Van Den Heuvel
Dessinateur : Henrik Rehr
Coloriste : Henrik Rehr
Editeur : Futuropolis
Date parution : 11/01/2023

« Je renvoie dos à dos le libéralisme et le socialisme révolutionnaire ! L’un comme l’autre ravalent l’homme au rang d’une machine. Vous déniez à l’être son âme, sa dimension spirituelle ! Sans elle, votre socialisme scientifique n’aboutira qu’à l’abject grouillement du poulailler ! » Dostoïevski.

Décembre 1848. Quelques hommes avancent dans la neige de Saint-Pétersbourg pour une parodie d’exécution. Parmi eux, Dostoïevski. Il n’est qu’au début de l’œuvre immense qui s’ébauche depuis la campagne russe et les jeunes paysans qu’il côtoie, enfant. Il n’est qu’au début d’une pensée qui dépassera la terre froide de la Russie pour gagner le monde. Il n’a pas encore plongé dans l’âme noire de l’humanité pour, à travers sa propre histoire, composer des récits de fiction nourris de son expérience. Ce ne sont que
les salons de Moscou d’où s’ébauche, s’élance déjà une philosophie qui emportera le monde de demain. La sentence de mort est commuée en année de goulag que le jeune homme gardera comme une chaine en son
âme. C’est déjà le mouvement du temps, entre le présent et le passé qui construit l’histoire d’un homme démesuré. Dans ce voyage temporel, c’est une vie et une œuvre incommensurable qui défile sous nos
yeux. C’est la fin d’un siècle, l’avènement d’un monde nouveau qu’il ne verra pas mais qu’il annonce. De l’agnostique des débuts au croyant de la dernière heure, des amours contrariées, passionnées, du bagnard au joueur, épileptique, visionnaire, il aura marqué profondément cette société moderne qui s’annonce.

« On a longtemps cru que Marx était le prophète du XXe Siècle. Nous découvrons que le vrai prophèteétait Dostoïevski. Il a prophétisé le régime des grands inquisiteurs et le triomphe de la puissance sur la
justice. » Albert Camus.

Dostoïevski Le soleil noir ressemble à l’œuvre du poète, journaliste, mélangeant l’aspect du documentaire précis de Chantal Van Den Heuvel et de la fiction dans le trait Henrik Rehr. Le noir et blanc marque, dans son clair-obscur, le présent quand le sépia, le rouge inscrivent l’histoire d’une vie. Chantal Van Den Heuvel plonge peu à peu, de page en page, dans les défis d’une existence complexe et noire. Nous voyons s’ébaucher, se construire la vie d’un homme qui, face à l’injustice, utilise sa plume. Il s’enthousiasme, se lance dans un journal, écrit des romans magnifiques, inspirés en partie de sa vie. Chantal Van Den Heuvel ne laisse rien au hasard et dévoile la trame d’une vie mais aussi d’une époque avec ces figures incontournables comme Lénine et bien d’autres. L’œuvre de Dostoïevski, avant d’accéder à la reconnaissance, devra se confronter à cette société qui l’admire et craint ses mots sans pitié. La plume est plongée dans le crépuscule d’une époque donnant sur notre monde moderne.

Il voit juste et semble prophétiser les tourments d’aujourd’hui. Il annonce une forme nouvelle, mêlant la peinture de la société, l’exploration psychologique et une quête spirituelle. Il s’impose comme un penseur, essayiste, philosophe, parfois extrême, à travers Le Temps et L’Époque (deux revues), et le Journal d’un écrivain. Dimitri Merejkovski dit de lui : Il était la révolution sous le masque de la réaction. Il est aussi l’écrivain de l’âme noire du XXe siècle avec les totalitarismes et génocides à venir. La scénariste n’oublie pas ses amours, aussi complexes que ses romans. C’est une belle biographie inspirée, sombre et torturée que le dessin d’Henrik Rehr, aux couleurs de l’époque, transcende. Dans un cadre, éclaté parfois en pleine page, ces colonnes de bagnards perdues dans l’immensité enneigée, ces visages durs, les femmes
apportent un peu de douceur aux cœurs des ténèbres de Dostoïevski. Le crayon semble envouté et trace les contours d’une vie en symbiose avec le récit. Derrière le nihilisme se cache une petite lueur d’espérance qu’il nous importe de faire grandir ou de voir mourir.

Patrick Van Langhenhoven

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