La rentrée littéraire est la saison des châtaignes, c’est pourquoi un coup de bâton dans l’arbre suffit à faire tomber 671 romans. Pendant ce temps, les renards que sont les critiques littéraires préparent la saison des amours qui se situe juste avant la rentrée de janvier. Dans cette avalanche de crème de marrons, bien peu d’ouvrages portant sur leur couverture le mot « roman » relèvent de la littérature. Raison de plus pour les signaler quand, en plus, il s’agit d’un premier roman.
Que cherchent-ils au ciel, tous ces aveugles ?
D’abord l’intrigue : peu après la chute du mur de Berlin, deux jeunes femmes de Budapest, l’une juive et l’autre non, amies d’enfance avec tout ce que cela comporte d’ambiguïtés et de non-dit, émigrent en France, à l’insu l’une de l’autre. Deux errances, dans lesquelles l’une d’elles usurpe l’identité de l’autre et qui convergent dans l’amour doublement illusoire d’un autre errant, nommé Medhi.
Cette intrigue, qui se construit sous nos yeux à la manière d’un puzzle, particulièrement bien structurée, suffirait à elle seule pour remarquer cet ouvrage, qui est donc une quête d’identité, féminine et amoureuse, avec les désillusions que, forcément, elle apporte. Pourtant là n’est pas l’essentiel. C’est le sujet du livre qui retient l’attention, où par petites touches impressionnistes et un cheminement labyrinthique, Daniella Pinkstein affine son propos : celui de la mémoire d’une Europe fantomatique qui s’est diluée à l’Est dans la société communiste comme à l’Ouest elle s’est évaporée dans une Europe westernisée où dominent le productivisme et le consumérisme ; mémoire d’une Europe centrale, dont le cœur battait entre Prague, Vienne et Budapest, une Europe de culture dont la pensée juive était le sel. Nous voilà proches du Schnitzler de Vienne au crépuscule, du Joseph Roth de La Crypte des capucins et du désenchantement amèrement tendre de Milan Kundera.
Filles de pères informes, nous sommes entrées, gaillardes, dans une Europe vrillée de l’intérieur, sous les heureux mirages d’un kaléidoscope, écrit la narratrice à propos de ces héroïnes. Roman de la désillusion, c’est aussi un roman de colère. L’empire austro-hongrois est mort mais son cadavre bouge encore. Broyé par la guerre et deux totalitarismes, celui–ci était un territoire où bouillonnait la culture, à laquelle la pensée juive donnait toute sa saveur. Daniella Pinkstein, entre nostalgie et désillusion, entre colère et révolte, nous rappelle cela, comme elle nous montre combien notre Europe occidentale s’est perdue dans une société où l’humain lui-même s’est réifié. Elle le fait avec force, vigueur… et style.
En effet, si comme l’écrivait Guy Debord en 1967 dans son essai prophétique La Société du spectacle : Pour savoir écrire, il faut avoir lu, et pour savoir lire, il faut savoir vivre, il est évident que Daniella Pinkstein sait lire, tant son vocabulaire est riche, tant son texte recèle de références littéraires, tant sa langue est élégante, tant son écriture a de la tenue. Tirez donc la conclusion qui s’impose quant à son statut…
Dans ce monde éditorial de marketing frelaté où n’importe quel parallélépipède se voit affubler du mot roman, rares sont les auteurs à qui l’on peut attribuer le titre d’écrivain. L’authentique écriture est toujours un acte de résistance contre le matérialisme du monde et la vulgarité d’une époque. L’écrivain Daniella Pinkstein vient d’écrire son premier roman comme un chant polyphonique et c’est de la littérature. Vous avez dit Littérature ? Sa quintessence se nomme Poésie. Et c’est elle qui sauvera le monde !
La Poésie sauvera le monde
En tout cas, c’est ce que qu’affirme Jean-Pierre Siméon, lui-même poète et directeur artistique du Printemps des poètes, dans son pamphlet provocateur. Il commence son plaidoyer par une analyse convaincante de la langue dominante, celle des médias, des politiques et des économistes, qui prétend rendre compte du réel, alors que d’une part elle n’en rend compte que très partiellement et que d’autre part elle le fait de manière partiale. Dans tous les cas, le réel, qui n’est pas la réalité que l’on nous donne à lire, et plus encore à voir, s’en retrouve atrophié et amputé de quelques-unes de ses dimensions par un langage techniciste et utilitariste. Cette vision du monde, cette représentation du réel, fabriquée essentiellement par un flot ininterrompu d’images nous dit : Voyez le monde tel qu’il est, se présentant, mensonge suprême, comme objective.
La langue dominante, de signification minimale et consensuelle, réduit non seulement le vocabulaire, mais aussi clôt le sens et assigne le réel à sa perception immédiate. Le constat est sévère mais juste. C’est le rôle de la littérature en général, et de la poésie en particulier, d’une part de résister contre cette langue réductrice de sens, d’autre part de nous donner à ressentir, à voir, à appréhender les autres dimensions du réel. Seule la poésie peut redonner accès au réel, dans sa profondeur et son intensité. De même, cette langue de bois dominante, annihilant la fonction imaginante et imaginatrice du locuteur ne donne accès qu’à une apparence du réel, d’où le désenchantement du monde. Seule la poésie peut le ré-enchanter, non pas en proposant une évasion, mais parce qu’elle est insoumission à une vision passive du monde, et qu’elle permet de réanimer en chacun sa capacité à métaphoriser le réel en produisant des images mentales qui ne doivent rien à personne.
En ce sens, ré-enchanter le monde consiste à se réapproprier la globalité du réel et à rendre compte de ses multiples facettes, pour de nouveau le voir dans un kaléidoscope coloré. Oui, il y a un autre monde, mais il est dans ce monde, écrivait il y a quelques décennies Paul Éluard.
Deux siècles après le questionnement d’Holderlin qui se demandait à quoi bon des poètes en temps de détresse ?, Jean-Pierre Siméon répond à sa manière et confirme, comme celui-ci, que la seule façon d’habiter le monde est de l’habiter poétiquement. Je ne sais si comme il l’affirme dans une radicalité joyeuse, La poésie sauvera le monde, mais ce dont je suis convaincu comme lui, c’est que, s’il peut être sauvé, ce ne sera que par ces artisans inlassables de la beauté que sont les poètes et les artistes.
Et c’est ainsi qu’Orphée est grand…
JV
Daniella Pinkstein.- Que cherchent-ils au ciel, tous ces aveugles ? – Éditions Monde Édition Ouverture, M.E.O.- ISBN : 978-2-9-8070-0038-4.- Prix : 16 €.
Jean-Pierre Siméon.- La Poésie sauvera le monde.- Éditions Le Passeur.- ISBN : 978-2-3-6890-3568.- Prix : 15 €.
Jacques Viallebesset est né en 1949 en Auvergne où il réside. Pseudonyme d’un éditeur, il s’est fait connaître comme co-auteur d’un roman, La Conjuration des vengeurs (Dervy, 2006), où il utilise tous les ressorts de l’imaginaire et de l’ésotérisme, adapté en bande dessinée sous le titre éponyme en 2010 chez Glénat.
Également poète, il a déjà publié quatre recueils, L’Écorce des cœurs, en 2011 et Le Pollen des jours en 2014 aux éditions Le Nouvel Athanor. Son troisième recueil Sous l’étoile de Giono est paru en 2014 aux éditions Alain Gorius/Al Manar. Enfin Ce qui est épars est paru chez Recours au poème éditeurs. Ses poèmes sont présents dans plusieurs revues et anthologies internationales, dont l’anthologie Poème/ultime recours parue chez Recours au poème éditeurs.
Sous son nom, il a été chroniqueur de poésie au Magazine littéraire et chroniqueur sur le web-magazine spécialisé Recours au poème. Il anime, par ailleurs, un blog d’anthologie de poésie.
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